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À Viols femmes informations, on détricote la culture du viol, appel après appel

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Ellie Sunakawa / BuzzFeed

«J’ai été violée quand j’avais 17 ans, mais là, depuis une semaine je ne sais pas pourquoi, je ne fais qu'y penser.» Ce lundi d’octobre, en pleine suite de l'affaire Harvey Weinstein, Justine*, 32 ans, s’est décidée à appeler Viols Femmes Informations, le numéro anonyme et gratuit géré par le Collectif féministe contre le viol (CFCV). C’est Élodie, l'une des cinq écoutantes salariées, qui décroche. «C’est à cause de l'actualité. Je n’arrive plus à dormir, je suis hyper mal… On dirait que j’avais perdu la mémoire, il y a tout qui me revient par flashs», continue Justine. Elle se demande si elle doit «aller jusqu’au bout» et porter plainte. Est-ce que ça pourrait l’aider à aller mieux ? «Mais je me dis que 15 ans plus tard, personne ne va me croire, se désole-t-elle. Je suis perdue.»

Ces dernières semaines, les femmes qui appellent Viols Femmes Informations sont nombreuses à faire référence à l’actualité. «Presqu'à chaque appel, elles en parlent», observe Natalia Vacherand, l'une des écoutantes, qui fait ce travail depuis deux ans. «Pour elles, ça brasse beaucoup de choses d’entendre ces témoignages de femmes qui ont vécu les mêmes agressions qu’elles.»

Trois fois plus d'appels que d'habitude

On l’a beaucoup dit : l’affaire Harvey Weinstein et ses suites ont libéré la parole des femmes. Au CFCV, cette affirmation prend une forme très concrète, palpable. «Je le vois bien au retard que j’ai pris dans mes comptes-rendus. Il doit y avoir trois fois plus d’appels que d’habitude», décrit de son côté Élodie. Ce phénomène avait déjà eu lieu lors des affaires Strauss-Kahn, Polanski, ou Baupin. Quand l’actualité est en boucle sur les violences sexuelles, les victimes décrochent leur téléphone.

Parmi les appelantes, on trouve beaucoup de victimes d’agressions anciennes, mais qui s’autorisent seulement aujourd’hui à en parler, grâce à toutes ces femmes qui disent «moi aussi». «Cette augmentation des appels est aussi due à ce que l’on appelle la "mémoire traumatique"», explique Véronique Woolf, la coordinatrice des écoutantes qui, à 56 ans dont 13 ans passés dans cette tour du 13e arrondissement parisien pour recueillir la parole des victimes, maîtrise parfaitement la question.

«Quand une femme subit un choc de cette ampleur, le souvenir se range souvent dans la mauvaise case, et n’importe quel événement voire un son ou une couleur peut réveiller cette mémoire traumatique. Cela la remet dans une situation où elle est tétanisée, où elle a peur. C’est aussi ce qu’il se passe en ce moment. Dès que les violences sexuelles sont médiatisées, ça réveille leur mémoire traumatique et elles ont besoin d’en parler.»

Comme dans le cas de Justine. Le souffle parfois coupé, elle raconte son histoire. Nous sommes en «double écoute», c'est-à-dire que nous entendons l'appel, assise à côté de l'écoutante, Élodie, mais sans jamais intervenir. Justine a été violée par un ami. Élodie la rassure, et lui donne des conseils, fouillant dans de gros classeurs usés où sont soigneusement rangées les adresses utiles, département par département. L'écoutante est la dernière arrivée au CFCV : elle s’occupe de répondre aux appels depuis septembre dernier. Toutes installées dans une même pièce, bénévoles et salariées prennent les appels. Ce matin, elles sont trois. Elles seront quatre cet après-midi. Christiane, une retraitée bénévole, est venue leur donner un coup de main en cette période chargée.

Le local du CFCV se situe dans le 13e arrondissement parisien. / Via Marie Kirschen / BuzzFeed

«On n'est pas assez nombreuses»

Au téléphone, Élodie insiste : Justine a bien fait de les contacter, il n’avait pas le droit de faire ça. Tout au long de l’entretien, elle prend des notes, pour remplir une «fiche d’appel». La conversation va durer presqu’une heure. «Les appels durent en moyenne vingt minutes, mais là c'était la première fois qu’elle appelait, ça demande plus de temps», nous explique Élodie. A la fin de l’appel, elle détaille à Justine : «Je vais vous donner un code avec votre département, c’est "Justine du 27". Si vous nous rappelez, vous pourrez nous donner ce code et comme ça nous retrouverons votre fiche. Vous n’aurez pas à tout nous raconter à nouveau.»

Souvent, les victimes rappellent. Pour poser une question précise, faire relire une lettre au procureur de la République, tenir au courant de l’avancement de leurs démarches... Depuis 1986, année de son lancement, Viols Femmes Informations a reçu plus de 53 600 témoignages de victimes. Le compteur, affiché sur le site, augmente tous les jours. C’est la seule ligne d’écoute nationale, anonyme et gratuite, spécialisée sur les violences sexuelles. Les victimes peuvent également appeler le 3919, mais ce numéro concerne lui, plus globalement, toutes les violences faites aux femmes. «Malheureusement, on n’est pas assez nombreuses, on rate des appels», se désole Véronique Woolf. «Il faudrait qu’on ait au moins deux salariées en plus, et tout particulièrement en ce moment.» Actuellement, elles sont cinq salariées, dont deux à temps partiel, et une bénévole, pour se relayer du lundi au vendredi, de 10 heures à 19 heures.

«J’ai l'impression que j’ai presque un devoir politique de porter plainte et c’est trop dur»

Comme Justine, Lydie* est tiraillée par la question de la plainte. Elle a été violée pendant son sommeil par un proche qui dormait chez elle il y a quelques semaines. «Il y a tout ce mouvement médiatique, c’est compliqué à vivre. J’ai l'impression que j’ai presque un devoir politique de porter plainte et c’est trop dur», regrette-t-elle. A l’autre bout du fil, on peut entendre ses pleurs. «Porter plainte c’est une possibilité, un droit, mais ce n’est pas un devoir ou une obligation, la rassure Élodie. C’est votre décision, si vous n’êtes pas prête pour le moment, vous ne le faite pas.»

Une plainte sur dix finit jugée aux assises

Après les révélations de l’affaire Weinstein et les hashtags #balancetonporc et #metoo, certains commentateurs ont affirmé que, plus que témoigner, les femmes devraient surtout porter plainte. Mais les victimes de viol ne sont pas toujours bien reçues par la police, et seule une plainte sur dix débouche sur un procès aux assises. Et ça, les femmes le savent. Lors de cette journée passée au local du CFCV, toutes les femmes dont nous avons pu écouter les appels ont évoqué, à un moment ou à un autre, leur peur des réactions des policiers, ou d’un classement sans suite. «Les policiers vont me dire que j’avais bu», s’inquiète Elsa*. «Je voudrais porter plainte, mais j’ai peur de ne pas avoir assez de preuves», avance Claire*. «J’ai peur qu’ils me demandent comment j’étais habillée», glisse Danièle*. «A quoi ça sert si c’est classé sans suite de toute façon ?», s’interroge Julie*.

Les salariées du CFCV tentent de les rassurer. Elles listent avec elles les avantages que peut revêtir une plainte. «Je vais vous donner les infos en faveur de la plainte et vous pourrez y réfléchir au calme de votre côté», avance Élodie. Tout d’abord, la plainte permet d’envoyer un message symbolique important qui dit à l’agresseur «tu n’avais pas le droit de me faire ça». Selon les écoutantes, la plainte peut être un élément de libération et être investie comme un moment où la victime affirme qu’elle est légitime à dénoncer son agresseur.

Dans les locaux du CFCV. / Via Marie Kirschen / BuzzFeed

Elle va aussi mettre l’accusé sur le radar de la justice. «Peut-être que ça va le faire réfléchir pour la suite, ça sera plus difficile pour lui de recommencer», explique au téléphone une autre écoutante. La plainte permet aussi de libérer la parole de la victime, et peut lui permettre d’avoir accès à des soins. Signaler une agression à la police permet aussi de voir ce crime enregistré dans les statistiques des plaintes pour viol, et de montrer ainsi l’ampleur du phénomène.

Autre point important: «Même si votre affaire est classée sans suite, il y aura peut-être d’autres femmes victimes du même homme qui porteront plainte, et votre plainte viendra appuyer la leur. Souvent, en l’absence de preuves matérielles, c’est la répétition d’un même mode opératoire qui va permettre à la justice d’aller jusqu’au bout.» Véronique Woolf évoque ce cas récent où les trois premières plaintes contre un agresseur avaient été classées sans suite, faute d'éléments. À la quatrième plainte avec le même mode opératoire, il avait fini par être condamné par la justice. Mais au final, les écoutantes insistent bien : c'est à la victime que revient la décision de porter plainte ou non, et personne ne doit les faire culpabiliser sur leur choix.

Phénomène de sidération

Généralement, à la fin d’un appel, les écoutantes réorientent la victime vers une structure qui pourra l’aider : une association d’aide aux victimes proche de chez elle, une adresse où trouver une aide psychologique ou juridique, un hôpital qui propose des consultations sur les psychotraumatismes, ou encore l’adresse du site Mémoire traumatique, une mine précieuse d’informations. Un tiers des appels sont aussi passés par des proches de victimes ou par des professionnels (des avocats, des assistants sociaux, des syndicalistes, des artistes qui montent un projet sur le sujet, etc.) à la recherche d’informations. Les hommes victimes constituent, eux, environs 6 % des appels.

«On peut être championne de boxe et ne pas pouvoir se défendre lors d’un viol, ça ne change rien»

Emma* appelle aujourd’hui pour sa cousine, qui a été violée il y a quelques jours à la fin d’un cours de sport. Élodie énumère les conseils pour l’entourage :

«C’est important de lui montrer que vous la croyez, il ne faut pas remettre en cause ce qu’elle peut confier. Il faut être très soutenant, être de son côté, et lui demander tout simplement comment vous pouvez l’aider.

Parfois les proches aimeraient que ça aille plus vite mais il est important de respecter son rythme, de ne pas la forcer. Le viol est une négation de son désir, de ce qu’elle voulait faire. Il est important de ne pas reproduire ce même schéma de violence en lui imposant une contrainte.»

Emma veut proposer à sa cousine qu’elles fassent ensemble des cours d’autodéfense et veut savoir si c’est une bonne idée. Réponse de l’écoutante : «C’est à elle de voir. Si le cours est vécu comme une manière de se réapproprier son corps, de lutter contre la peur de sortir dehors, c’est très bien. Mais il ne faut pas tomber dans l’idée que ce serait "nécessaire", et que si elle avait eu ce cours-là avant, elle aurait pu échapper au viol.»

Elle décrit alors le phénomène de sidération. «Lors d’une agression, le cœur s’accélère et le cerveau va envoyer des drogues pour calmer tout ça et ça va comme anesthésier la personne. On peut être championne de boxe et ne pas pouvoir se défendre lors d’un viol, ça ne change rien.»

De leur côté, pour soutenir la victime, les écoutantes veillent à formuler cinq idée-clés qu’elles ont identifiées comme étant particulièrement importantes pour les victimes:

«Tu as bien fait de me parler, je te crois. Tu es courageuse et tu as eu raison de chercher de l’aide. Il n’avait pas le droit, c’est interdit. Tu n’y es pour rien. Je vais t’aider à trouver de l’aide.»

Pour chaque victime, les écoutantes du CFCV établissent une fiche qui est ensuite archivée.


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