Rebecca Hendin / BuzzFeed
Il y a Louise, qui était en vacances en Tunisie, avec son meilleur ami. Un soir, alors qu’ils dorment dans le même lit, elle sent tout d’un coup sa main sur son ventre. Elle dit «non, arrête». Mais il insiste -«c’est bon je suis ton ami, on se prend pas la tête, c’est sans conséquence». Il insiste très longtemps. «C’est comme si le "non" ne suffisait pas», décrit-elle. Il y a Natacha, qui a flirté avec un garçon lors d’un festival de théâtre. Alors qu’elle est saoule, il l’embrasse, puis tente de lui enlever son pantalon. Elle lui dit "non", à plusieurs reprises, mais il estime que puisqu’elle «l’a allumé, faut assumer». «J’ai freezé», raconte-t-elle. Elle argumente : elle a ses règles, il n’a pas de préservatifs. «Je n’ai même pas compris ce qu’il se passait, j’ai juste eu mal d’un coup, donc j’ai percuté qu’il y était». Il y a Floriane qui veut partir d’une soirée estudiantine, mais que son hôte retient et emmène dans sa chambre. Il l’embrasse, elle dit qu’elle n’a pas envie, il continue, sans l’écouter -«il faisait comme si j’avais rien dit»-, jusqu’à ce qu’elle arrête de protester. «Il était plus grand que moi, plus costaud que moi, à un moment donné j’ai eu peur, j’ai eu peur que ça devienne pire, qu’il me force encore plus fort.»
Elles, ce sont les jeunes femmes qui témoignent dans le documentaire Sexe sans consentement, qui sera diffusé sur France 2 le 6 mars à 22h55 (et déjà visible en avant-première sur YouTube). Un documentaire important des journalistes Delphine Dhilly et Blandine Grosjean, sur un sujet jamais évoqué comme ça à la télévision. Il souhaite ouvrir le débat sur ces moments où les femmes cèdent mais ne consentent pas, pour reprendre l'expression de l'anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Le documentaire fait le choix de se concentrer sur les relations hétéros et fait témoigner six femmes qui ont vécu ces rapports forcés. «Depuis toujours, il arrive aux jeunes femmes de ne pas consentir à des rapports sexuels et d’y céder malgré tout, décrit la voix-off au début du docu. Souvent à leur entrée dans la sexualité, les filles vivent ces agressions sans menace physique, sans violence ou sans cri. Où se trouve, alors, la limite avec le consentement, la limite avec le malentendu, la limite avec le viol ?»
Un extrait de Sexe sans consentement.
«Pour la première fois, un film aborde cette zone "grise" de la sexualité sans consentement», met en avant le site de France 2 pour présenter ce documentaire qui utilise le terme avec parcimonie mais à plusieurs reprises. Une grande partie des articles de presse, tous très enthousiastes, reprennent cette notion de «zone grise» des rapports sexuels. BuzzFeed l'a aussi déjà utilisé sur d'autres sujets. Pourtant, l'expression est très décriée. Ainsi, il y a quelques mois, lors d’un appel à témoin mentionnant la «zone grise», des journalistes de Rue89 s’étaient vu répondre par une lectrice en colère :
«Cette histoire de zone grise, c'est très dangereux. A partir du moment ou ce n'est pas un oui clair, c'est non. Vous êtes dégueulasses et répugnants de parler de zone grise, ou de "consentement flou".»
La «zone grise» c’est flou, et ça veut donc tout et rien dire. D’ailleurs, les tentatives de définition du terme varient grandement selon les sources. Dans le New York Times, cela donne «une relation sexuelle qui pourrait ne pas être vue comme une "agression sexuelle" mais qui constitue quelque chose de bien plus glauque et de bien plus perturbant qu’un simple "rendez-vous foireux"».
Sur le site de madmoiZelle, la «zone grise» est définie comme une configuration où «une personne n’est pas à l’aise dans la situation, mais ne s’y oppose pas verbalement ni physiquement» et où une autre «qui, n’ayant pas rencontré d’opposition verbale ni physique, présuppose que l’autre est d’accord». Dans un autre article du site féminin cela devient, «cet espace où il semble qu’il y ait malentendu. Où une femme et un homme finissent par avoir une relation sexuelle, parce que le "non", certes petit et timide parfois, n’a pas été écouté. Où les signaux d’alerte n’ont pas été pris en compte». Bref, ce n’est pas vraiment très clair.
Une société «embrouillée» sur les questions sexuelles
«C’est un terme que je me refuse à utiliser, nous explique Ovidie, qui a notamment réalisé un documentaire sur la sexualité des jeunes filles. Je ne suis pas du tout à l’aise avec cette notion-là qui voudrait que le consentement puisse être flou, qu’on dit "non" mais qu’en fait on dit "oui", que si on nous travaille au corps, on peut changer d’avis.»
Pour la psychiatre Muriel Salmona, interrogée par BuzzFeed News, la «zone grise» ne veut rien dire non plus. Selon cette spécialiste des violences sexuelles, notre société «est très embrouillée sur tout ce qui concerne les violences sexuelles» et cette expression n’en serait qu’un nouveau symptôme. Ainsi, une étude Ipsos réalisée pour son association Mémoire traumatique et victimologie, en 2016, montrait à quel point les idées reçues sur les violences sexuelles restent monnaie courante dans notre pays. Par exemple, 40% des sondés déresponsabilisaient le violeur si la victime a eu «une attitude provocante dans un lieu public», et 36% si elle a accepté d'aller seule chez un inconnu.
«Déjà que les femmes n’arrivent pas à aller porter plainte!, se désole Muriel Salmona. Il ne faut pas en plus en rajouter dans l’idée que les choses ne sont pas très claires, et que si elles ont le moindre doute c’est que c’est la "zone grise" et que donc il ne s’agit pas d’un viol.»
Car, dans les faits, on emploie souvent le terme de «zone grise» pour décrire ces rapports que l’on ne veut pas qualifier de viol parce qu’on estime qu’il y a des circonstances atténuantes. Parce que la femme connaissait l’agresseur, parce qu’elle a flirté avec lui, parce qu’elle ne s’est pas assez débattue - comme si le «non» ou le «j’ai pas envie» ne pouvaient suffire. On l’utilise dans les cas où ce qu’il s’est passé ne ressemble pas à l’image qu’on se fait encore trop souvent du viol : une agression commise par un inconnu, dans une ruelle sombre, sous la menace d’un couteau - alors qu’en réalité la majorité des viols sont commis par un proche de la victime.
«La “zone grise”, c’est le produit de la culture du viol, qui protège les agresseurs et culpabilise énormément les victimes», analyse Clémence Bodoc, rédactrice en chef du site madmoiZelle. Sur le site, on trouve plusieurs articles qui mentionnent l’expression. «On l’utilise parce que c’est le terme que les gens comprennent mais toujours entre guillemets et en expliquant que c’est un avatar de la culture du viol et que, fondamentalement, ça n’existe pas», justifie la rédactrice en chef.
Autre défaut du terme, pointé par la philosophe Geneviève Fraisse : puisqu’il donne l’impression que les choses sont compliquées, il arrange bien les agresseurs. «Ils sont ravis les dominants avec ce terme, qui leur donne bonne conscience», avance-t-elle. Pour cette historienne de la pensée féministe, parler de «zone grise», c’est encore une fois donner l’impression que les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. «Bien sûr que si, les femmes savent ce qu’elles veulent! Quand elles cèdent, c’est parce qu’elles savent qu'elles sont face à “la bourse ou la vie”, c’est un rapport contraint où elles ont choisi la vie sur la bourse», nous dit-elle
«Les filles n’ont pas de mot pour décrire ce moment qu’elles ont vécu»
Désagréable conséquence de cette étiquette fourre-tout : la «zone grise» peut masquer des viols. La psychiatre Muriel Salmona explique qu’elle voit souvent arriver dans son cabinet des patientes qui lui présentent les choses comme étant ambiguës, comme si elles avaient consenti. «Et puis quand on reprend les évènements, la manière dont ça s’est passé, on se retrouve à l’évidence devant une situation de viol. J’ai vu plein de situations comme ça où dès que l’on pose des questions, on se rend compte qu’il y a eu une véritable stratégie de l’agresseur.»
Elle explique que quand la violence sexuelle est commise par un inconnu, la victime -souvent une femme- met facilement des mots dessus. C’est à partir du moment où l’agresseur est connu qu’il devient beaucoup plus difficile pour les victimes de qualifier les faits. «Elles se remettent en question, se demandent si elles n’ont pas été suffisamment claires, et n’osent pas définir les faits comme des agressions sexuelles, malgré le fait que ça a eu un gros impact sur leur santé et que ça a atteint à leur intégrité.»
«Zone grise» serait donc un terme à éviter, sous peine de semer la confusion. Début février, lors de l’avant-première de Sexe sans consentement, la représentante de France Télévisions a tenu à glisser dans sa présentation que la «"zone grise" n’existe pas», histoire de mettre les points sur les i avant la projection. Mais on retrouve tout de même brièvement la «zone grise» dans le documentaire, dans la bouche de l'autrice Marie Darrieussecq et dans celle d’une jeune femme qui témoigne. Le terme a le très gros défaut d’être nébuleux, mais reste régulièrement utilisé, faute de mieux. Il reflète ce qui reste flou dans notre société, ce que l’on n’arrive pas à penser autrement.
«C’était pas un viol, mais c’était violent»
«On a utilisé ce terme parce que si on avait sollicité des témoignages de viols, tous ces cas considérés comme limites, flous, auraient été passés sous silence», se justifient les autrices de l’article de Rue89. «La "zone grise" n’existe pas, mais le terme était pratique pour nous, pour expliquer le sujet de notre docu», avance Delphine Dhilly, la réalisatrice de Sexe sans consentement. «Les filles n’ont pas de mot pour décrire ce moment qu’elles ont vécu. Certaines vont finir par l'appeler "viol", d’autres n’auront toujours pas de mot, elles diront juste "ce n’est pas normal, il n’avait pas le droit". Pour certaines personnes, c’est un premier pas, un terme avec lequel on peut commencer la conversation.»
Comme pour cette jeune femme qui témoigne au micro de Delphine Dhilly, pour l’émission de France Culture «Les pieds sur terre». Elle raconte sa première fois, dans une caravane, alors qu’elle est en troisième, avec un garçon un peu plus âgé, croisé dans son quartier, qui lui met la tête sur son sexe pour qu’elle lui fasse une fellation. «Je me suis reculée parce que je l’avais jamais fait et puis j’avais pas envie, tout simplement. Mais c’est pas grave il a continué à me dire "mais si, vas-y, fais un effort", il me tenait la tête et donc je l’ai sucé. C’était vraiment une expérience affreuse.» Il la pénètre ensuite vaginalement. Plus tard, quand elle raconte sa première fois à des amis, ils lui répondent «ah ouai, ta première fois à toi, c’était un viol». Elle commente :
«C’était pas un viol, mais c’était violent. Aujourd’hui quand j’y repense je me dis c’est pas normal non plus, donc c’est peut-être ce qu’on appelle la "zone grise".»
Si cette zone est si grise, c’est justement parce que notre société a jusqu’ici refusé de l’explorer, de la détailler, ou ne serait-ce même que la dire. Mais les choses commencent doucement à bouger. Déjà, parce que notre vision des violences sexuelles dans leur ensemble a largement évolué ces dernières décennies. Autrefois, la définition juridique du viol concernait uniquement les pénétrations vaginales par un pénis : il s’agissait surtout de punir ceux qui auraient ainsi imposé des grossesses - et fait naître un enfant illégitime dans la famille. Avec la loi de 1980, la nouvelle définition du viol inclut les pénétrations avec des objets, ou dans d’autres orifices, y compris quand la victime est un homme. À partir de 1990, le viol conjugal est enfin reconnu par la jurisprudence.
Ces dernières années, de plus en plus de femmes ont pris la parole pour dénoncer ces rapports qui leur ont été extorqués. Mais la discussion en est encore à ses prémisses. Comment en parler ? Quel cas différencier ? Si de nombreuses personnes s’accordent sur les limites de l’expression «zone grise», le regard qu’elles portent sur ces cas où l’on cède sans consentir varient du tout au tout, selon la personne qui s’exprime.
«Il faut peut-être changer la définition que tout le monde a du viol»